LA LISTE

Histoire d’une fille qui ne pouvait pas tenir dans un conte fantastique

Noël Tournebise avait tant de filles à marier et si peu de mémoire qu’il ne pouvait pas se rappeler tous leurs noms et qu’il était obligé d’en avoir toujours la liste dans sa poche. À 4 heures du matin en été, à 5 heures en hiver, quand toute la famille était assemblée dans la cuisine de la ferme et que le café fumait dans les bols, Noël ajustait ses lunettes et grondait en sortant sa liste :

« J’entends qu’on me fait bien du bruit pour un jour comme tous les jours. Je vous demande si c’est une chose raisonnable de rire et de chanter, et de causer si fort aussi, quand il est déjà l’heure de maintenant. Mais voilà les filles. Je le disais bien souvent à la femme, du temps qu’elle tenait encore le balai : “Pourquoi faire me donner toujours des filles qui me jacassent dans les oreilles, que la maison en est comme un nid de pies-grièches. Tant qu’elles sont, je les donnerais toutes pour rien qu’un garçon.” Oui, voilà pourtant ce que je lui disais, à la femme. »

Et tandis qu’il parlait ainsi, le père riait en dedans, et parfois riait des lèvres, et de l’œil derrière ses lunettes, parce qu’il était bien heureux d’avoir autant de filles. Quand il travaillait dans les champs, il n’avait qu’à jeter un regard sur la plaine pour en apercevoir toujours une douzaine, les unes allant à là lessive, ou à confesse, ou encore n’importe où, les autres gerbant la moisson ou bien paressant au frais d’un pommier (« Que j’apprenne seulement vos noms », pensait-il). Parfois même, passant sur la route, au loin, c’était celle d’un voisin, et il croyait encore que c’était une des siennes.

Il se disait qu’il en avait à ne pas savoir où les mettre, de ces grandes garces rieuses qui foutaient Dieu sait quoi, quand on n’était pas derrière leur dos pour leur promettre une bonne paire de claques sur les oreilles.

Cependant, les filles plein la cuisine, en voyant leur père qui mettait ses lunettes, avalaient bien vite leur café, et pour un moment cessaient de rire et de se chamailler, et de comparer leurs tours de taille ou la forme de leurs mollets (il s’en fallait qu’elles fussent toutes jolies, mais quant à la jambe, il n’y en avait point de mal partagée). Noël dépliait sa liste et s’approchait de la fenêtre pour y voir plus clair.

« Marie-Jeanne 1902 ! appelait-il. Allons, Marie-Jeanne ?… tu t’en iras au Champ-Rouge sarcler les pommes de terre. Alphonsine 1900, au Champ-Rouge aussi… Lucienne 97, au Champ-Rouge… Louise 1908 et Roberte 1909, vous prendrez l’âne et vous irez au moulin prendre les deux sacs de son… Christine 1915 et Eugénie 1915, vous garderez les vaches… Viendront avec moi à la luzerne : Barbe 90, Guillaumette 91 et Marie-Anne 95… Véronique 1917 gardera les oies. J’en suis fâché pour elle, une grande fille de seize ans, mais il n’y a pas moyen de lui confier un travail plus sérieux. Pour les autres, elles trouveront à s’occuper dans les bois, au jardin, ou à la maison. Vous comprenez que s’il me fallait tracer à chacune la besogne de la journée, je n’en aurais jamais fini. »

Pourtant, il ne manquait jamais à les appeler toutes par leur nom, et avant de quitter la ferme, il les avertissait aussi qu’elles n’eussent pas à flâner seulement un quart d’heure, ou encore à se faire trousser la jupe par un maraudeur de pucelages, autrement de quoi son petit doigt saurait bien le lui dire. Alors, les filles se poussaient du coude et se regardaient en clignant un œil, car de pucelage à la maison, pensaient-elles, il n’était pas plus que de neige en été. La chose était si bien connue que les filles Tournebise ne se mariaient jamais et que sur quatre et cinq lieues de pays en rond, elles étaient tout le mauvais plaisir des hommes, et toute la crainte des épouses devant Dieu. Barbe 90, qui s’en allait pourtant sur ses quarante-quatre ans, avec une paire pour s’asseoir comme deux sacs de farine (et le feu au milieu, si vous voulez bien), était plus enragée que toutes ses cadettes, et le curé disait n’avoir jamais vu, dans toute son existence de curé, une aussi grande putain que cette satanée Barbe1 de la quarantaine ; même que, quand il la voyait venir à lui, la hanche bourriquante1 et le flottant de la gorge bien à l’avancée, il était tout heureux d’avoir l’empêche de sa soutane, et encore en plus de se réciter deux ou trois prières en pensant à ce qu’il récitait. « Ne nous laissez pas succomber. » Et ce qui le mettait en colère bien plus que tout, c’était de voir que cette grande éhontée, par l’exemple funeste qu’elle leur donnait ainsi, entraînait dans le péché tout le restant des Tournebise, depuis Guillaumette 91 jusqu’à Véronique 1917, qui se dévorait déjà de vouloirs à peine qu’elle avait ses seize ans. Aux veilles de fêtes, quand elles étaient toutes à faire la queue devant le confessionnal, il en avait la chair de poule et la suée dans son froc, à penser qu’il allait entendre les quatre cents coups de l’abomination sortir de toutes les bouches de ces garces de Tournebise. Mais plus que les autres ensemble, il redoutait Barbe dont les péchés faisaient tant de volume et de fracas que le confessionnal en était comme à l’envers, ballotté, secoué et remué cul par-dessus tête.

« Mon père, vous pouvez compter que je me repens bien. Figurez-vous que je venais d’ôter ma chemise pour me chercher une puce qui me courait là, dans l’entremi2 des deux tétons, mais voilà qu’elle se met à descendre…

— Passez, rageait le curé, allons, passez !

— Oui, mon père. Voilà donc le Noré Coutensot qui se penche et qui l’attrape, devinez où ? »

À chaque instant, le curé s’en allait trouver Noël Tournebise pour se plaindre de la mauvaise conduite de l’une ou l’autre des sœurs, mais c’était le plus souvent à cause de Barbe 90.

« Vraiment, Noël, je ne comprends pas que vous ne teniez pas vos filles de plus près. Tenez, je viens encore d’apprendre que dans la seule journée de samedi, Barbe m’a débauché tout un pan de pays.

— Barbe ? disait le père. Attendez, je m’en vais faire une marque sur ma liste pour me rappeler, et soyez tranquille, elle aura une belle paire de claques ! »

Et Noël tâtait ses poches, mais dans ces moments-là, il ne trouvait jamais sa liste.

« C’est bon, grommelait le curé, je vois ce que c’est. Vous la soutenez, quoi ?

— Pas vrai, monsieur le curé ! Je vous promets qu’elle sera corrigée. Vous disiez que c’était Guillaumette ?

— Mais non ! et puis, après tout, Guillaumette si vous voulez ! elles seront bientôt toutes à mettre dans le même sac, sauf que Barbe mène la danse… »

La liste de Noël Tournebise était dressée par ordre alphabétique, et il n’y manquait aucun des renseignements qui sont utiles à un père. D’un seul regard, il voyait sur une même ligne le prénom et la date de naissance. C’était une très bonne liste, bien écrite, avec des majuscules qu’il aurait pu lire sans lunettes. Malheureusement, elle était déjà ancienne, il s’en servait tous les jours au moins deux fois, et quoi qu’elle eût été copiée sur un papier solide, elle ne laissait pas de se couper aux plis. Il aurait fallu compter aussi avec les accidents.

Dès déjà la première année, un matin que Noël prenait sa liste comme à l’ordinaire, l’une des extrémités, qui s’était trouvée prise entre le manche et la lame de son couteau de poche, avait été arrachée. La section était sans bavure, et le père n’avait pas soupçonné un instant qu’il pût lui manquer un nom. Les premiers temps, quand il appelait toutes ses filles, il éprouvait bien une démangeaison sur le bout de la langue en arrivant à la fin, mais sans plus.

Celle qui n’était plus appelée se perdit au milieu de ses sœurs et ne compta plus. La besogne et le plaisir étaient si partagés que personne n’avait besoin d’elle et qu’elle recula dans la pénombre des habitudes mineures que l’esprit ne formule pas. Elle n’était plus qu’une unité, un participe sans référence d’un nombre lui-même incertain. Son nom s’était perdu dans la poche du père, et sans doute qu’à l’heure de 10 heures, en ouvrant son couteau dans les champs pour couper son pain, il l’avait laissé s’envoler au vent de la plaine, entre les bois et la rivière. On n’en avait plus entendu parler, et c’était comme s’il n’eût jamais été. Il y avait dans la maison une ombre familière qui passait inaperçue, vaquant aux soins du ménage et de la ferme. L’une des sœurs murmurait parfois d’une voix distraite : « Il faudrait mettre la marmite sur le feu », ou encore : « Il va falloir aller couper des poireaux. » Et presque aussitôt la marmite se trouvait sur le feu et les poireaux étaient coupés. Dans la maison, les placards étaient rangés, les caracos raccommodés, les boutons recousus, et souvent même sans qu’on s’en aperçût. Il arrivait, par contre, qu’une besogne ne fût pas accomplie, malgré le vœu qui en était formulé, et il fallait que Guillaumette, Véronique ou Marie-Thérèse se missent elles-mêmes au travail. Alors, elles jetaient alentour des regards furtifs, et sentant leur manquer une présence amie, pâlissaient d’un effroi superstitieux ; le soir, elles pétrissaient un gâteau ou se pressaient de tricoter une paire de bas, pour les déposer sur le plus haut rayon d’un placard qu’elles n’ouvraient guère qu’à cette occasion.

Quand les sœurs se querellaient, qu’elles étaient sur le point d’en venir aux mains, et il y avait plus d’un sujet de discorde, autant et un peu plus que d’hommes dans le pays, elles entendaient parfois comme un sanglot dans la maison, et en restaient les bras ballants, le regard honteux, tandis qu’un murmure de contrition leur venait aux lèvres. Et aussi quand elles riaient haut, le sang aux joues et une petite flamme dans l’œil, en se racontant la dernière aventure qui leur était arrivée sous la jupe, avec l’homme de la Marie Coutensot, ou avec l’un des quatre frères Pont ; alors, ce n’était pas un sanglot qu’entendaient les sœurs, mais rien qu’un soupir.

Les soirs d’été, après le dîner, Noël Tournebise s’asseyait devant la maison en fumant le caporal dans une pipe en merisier, et il y avait des garçons plein les prés d’alentour, et autant de cuisses aux étoiles que le bonhomme avait de filles sur la liste, ou plutôt le double d’autant.

« Les grillons nous font une belle musique », disait Noël à sa pipe en merisier.

Alors que c’était tout le contraire, et que les grillons, comme aussi bien les crapauds, les rainettes et les rossignols, en avaient la chanson coupée à l’étranglette1 d’entendre le ramage de tous ces couples qui se donnaient la bonne suée sur le frais de la rosée du soir. Il y avait des voix qui se répondaient deux par deux, Guillaumette et Frédéric, Marie-Louise et Léonard, on en a bien doux dans sa peau. Sur la rosée, au ras des prés, l’une après l’autre, ou à la fois. Autant de filles à Tournebise, autant de garçons par les prés. Tous ensemble, c’était une voix qui ne disait pas grand-chose, mais qui se comprenait assez bien. Et quand on croyait que la chanson était finie, il y avait encore la voix de Barbe qui était comme un roulement du tonnerre. Les grillons, les crapauds, les rainettes et les rossignols trouvaient que les filles de Noël n’étaient pas gênées, et ils regardaient d’un autre côté. Ils regardaient une ombre entre deux haies, dans le sentier qui menait vers les bois. C’était une ombre cambrée, et si elle n’avait été solitaire, on l’eût prise assez facilement pour l’une des plus jeunes Tournebise, Marinette ou bien Véronique.

À l’endroit où le sentier sortait d’entre les haies, l’ombre s’arrêtait sur la plaine, et, s’étant secouée de ses vêtements, c’était une forme blanche et nue qui surgissait dans le soir de l’été. Elle frottait de rosée son corps et ses membres, s’attardant à caresser la rondeur du ventre et le plein de la hanche ; puis, dans ses deux mains, tendait un sein clair à la lune, et se plaignait un peu plus bas que la voix des grillons. Elle disait que c’était dommage qu’aussi blanc et ferme, il ne comptât plus. Comme il était doux dans ses mains, mieux encore aux mains d’un garçon, s’il avait compté pour un sein. Et tout ce qui n’était rien non plus, c’était dommage. Elle disait que les seins sont bien seuls, quand ils ne sont pas pour un homme ; et le reste aussi. Il sortait du pré un brouillard blanc et lourd où elle était jusqu’à la mi-jambe, mais c’était une caresse froide. La forme nue reprenait ses vêtements d’ombre et revenait sur ses pas, dans le sentier entre les haies.

Un soir que Noël s’en revenait avec Barbe de travailler aux champs, ils virent le curé qui venait à eux en levant les bras, et en criant qu’il y avait des témoins comme quoi c’était Barbe qui lui avait fait le coup de lui dépuceler ses deux enfants de chœur.

« Ah ! vous pouvez être fiers, tous les deux ! c’est un bel exploit ! »

Barbe disait que ce n’était pas vrai du tout, et qu’au reste, les hommes ne l’intéressaient pas plus que rien. Noël hocha la tête et dit au curé :

« Vous voyez bien. Elle dit que ce n’est pas vrai.

— Vous êtes aussi coupable qu’elle. Quand je pense à ces deux pauvres enfants qui n’avaient pas plus de malice que des anges du Bon Dieu !

— Oh ! pas plus de malice… vous le savez de belle1 !

— Taisez-vous, mauvaise fille ! Des enfants auxquels il ne serait jamais rien arrivé, s’ils n’avaient pas rencontré une grande effrontée… »

Barbe haussait les épaules, et le sang de la colère lui venait aux joues. Le curé poursuivit, mais c’était un piège qu’il lui tendait :

« Une grande effrontée, oui, et de quarante-quatre ans, s’il vous plaît ! Voyez-moi ces deux innocents avec cette vieille…

— Deux innocents ! s’écria Barbe qui n’en pouvait plus d’indignation. Comme si ce n’était pas eux qui ont commencé !

— Elle a pourtant fini par avouer », triompha le curé.

Avec un soupir, Noël prit sa liste et traça une croix sur la deuxième ligne, en face du nom de Barbe, qui venait après celui d’Alphonsine.

« Je vais voir à voir », dit-il.

Le lendemain matin, Noël monta sur son âne pour aller chercher un homme à son aînée. Il fut trois jours dehors et revint avec un inconnu qui avait des yeux bleus très doux. Barbe faillit d’abord se jeter sur le nouveau venu, mais il la regarda d’une manière qui la fit reculer. L’homme s’installa au foyer sans paraître gêné de se voir au milieu de toutes ces filles. Il travaillait aux champs et faisait autant de besogne que quatre sœurs ensemble. Le matin, Noël dépliait sa liste et l’appelait en même temps que ses filles.

« L’homme, tu t’en iras avec Barbe passer la herse au champ des Trois-Bouts. »

On lui donnait toujours la compagnie de Barbe, et l’on pensait qu’ils ne tarderaient guère de se marier. Tout ce qui paraissait à craindre, c’était que Barbe ne gâtât les choses par trop d’impatience. Les sœurs Tournebise regardaient avec un peu d’envie le couple partir pour les champs et ne perdaient pas une occasion d’aller rôder autour de lui. Mais elles ne voyaient jamais rien qui autorisât l’espoir d’un mariage prochain. L’homme travaillait sans lever les yeux et ne semblait même pas s’apercevoir qu’il eût une femme à côté de lui. Au bout d’un mois, Barbe déclara renoncer au mariage, et ses sœurs se mirent à tourner autour de l’homme, chacune pour son compte. Elles en étaient toutes éprises, et d’abord, on put croire que cette grande passion aurait sur leur conduite une heureuse influence. Par malheur, Barbe, qui avait fait l’effort d’être sage pendant tout un mois, se rattrapa si bien qu’en moins d’une semaine, elle plongea dans le désespoir quarante-cinq épouses devant Dieu, sans compter les fiancées et les mères de famille. Le curé était sur les dents, excédé de prêcher la résignation à tant de victimes. Comme toujours, le mauvais exemple de Barbe perdit les sœurs Tournebise qui retombèrent dans le péché. Elles disaient que la présence d’un homme au milieu d’elles leur échauffait le sang, et la chose paraît croyable, à considérer le grand nombre de leurs amants.

L’homme se montrait toujours d’une grande réserve, mais à la maison, aux heures des repas, son attitude était singulière. Tandis que toutes les filles le dévoraient des yeux, il regardait dans le vide avec un air d’intérêt, comme s’il eût vraiment aperçu quelque chose qui échappait à ses hôtes. On le voyait sourire, tourner la tête, faire un signe, et la cuiller suspendue, attendre on ne savait quel autre signe. Quand l’une de ses voisines lui adressait la parole, il répondait distraitement, comme s’il eût prêté l’oreille à d’autres propos. Parfois même, on l’entendait parler tout seul, mais dans un murmure si doux qu’il était difficile d’en rien saisir.

« L’homme, lui dit un jour Noël, tu n’es guère aimable avec mes filles !

— Toutes bonnes filles, répondit l’homme, je les aime bien.

— Est-ce que tu n’en veux pas marier une, cette année ou l’autre ?

— Oh ! si…

— Dis-moi son nom, que je fasse une marque sur ma liste. »

L’homme se mit à rire et dit à Noël :

« Pour vous dire son nom, il n’y a pas moyen… oh ! non, pas moyen… »

Il y avait deux mois que l’homme était installé chez Tournebise et l’on s’aperçut qu’il se relâchait de son ardeur au travail. Le matin, il trouvait toujours une raison de retarder son départ pour les champs, et le soir, il était le premier rentré. On le trouvait assis dans la cuisine, et riant aux anges. Enfin, un matin que Noël appelait ses filles, on s’aperçut que l’homme n’était plus là, et jamais on n’eut de ses nouvelles. Depuis ce jour, quand Joséphine ou Guillaumette disaient qu’il fallait mettre la marmite sur le feu, elles ne pouvaient plus compter que la chose se fît toute seule. Et en faisant le ménage, les filles Tournebise se demandaient ce que l’homme avait bien pu emporter qui manquait dans la maison.

Environ une année après cet événement, la liste de Noël se coupa un jour par le haut, et le nom d’Alphonsine, qui précédait immédiatement celui de Barbe, se perdit dans un courant d’air. Il y eut une fille qui ne compta plus, et une forme nue qui se plaignit aux grillons dans les soirs d’été. Barbe s’en allait sur ses quarante-cinq ans, et l’on admirait qu’elle eût encore augmenté de douze livres en faisant dépérir tant d’hommes. Plus elle avançait en âge, plus elle avait d’ardeur aux jeux d’amour. Le curé ne voulait même plus la recevoir à confesse, préférant encore lui donner l’absolution sans l’entendre. Et les sœurs de Barbe, avec des moyens moins importants, suivaient un aussi mauvais chemin. La région en était désolée et comme ravagée, car les hommes n’avaient presque plus de forces pour faire venir les récoltes, et les gens et les bêtes maigrissaient d’une manière qui faisait pitié. Il n’y avait que le blé et le bétail de Noël qui fussent gras, et le curé l’accusait d’avoir calculé son affaire.

« Tout ce qui arrive est la faute de cette misérable Barbe, et vous le savez bien. Depuis l’affaire des enfants de chœur, vous ne pouvez plus ignorer…

— J’ai essayé de la marier, répondait Noël, mais la chose n’a pas réussi.

— Alors, il faut lui trouver un autre mari et qui nous l’emporte loin d’ici ! »

À la fin d’être talonné par le curé, Noël monta encore une fois sur son âne pour aller chercher un homme à sa fille aînée. Cette fois-ci, il resta cinq jours dehors et revint avec un garçon si timide et si rose que Barbe avait bien envie de le manger. Avec celui-là, les choses ne se passèrent pas tout à fait comme avec le précédent. Au premier jour de son arrivée, pendant le repas du soir, et comme on était au fromage, le garçon eut si chaud aux joues de sentir sur lui le regard de ces filles sans honte, qu’il s’excusa d’avoir à sortir un moment. Lorsqu’il fut dans la cour, il voulut entendre de près la chanson des grillons qui chantaient sur les prés. S’étant engagé entre deux haies, il vit une ombre qui le précédait dans le sentier, et la suivit jusqu’à l’instant où elle devint une forme blanche et nue sur la plaine. Le garçon n’avait jamais imaginé qu’il pût y avoir au monde merveille aussi nue. L’ayant entendue se plaindre que ses seins étaient tout seuls, il courut lui dire qu’il essaierait de faire pour le mieux et jamais on ne le revit à la ferme.

L’œil en feu et les mains crispées, Barbe l’attendit jusque après minuit, et voyant qu’il ne rentrait pas, qu’il s’était enfui comme l’autre, elle se coucha sans pouvoir trouver le sommeil, dévorée qu’elle était par tous les démons de la concupiscence. Il lui sembla qu’il n’y aurait jamais assez d’hommes sur la terre pour apaiser sa frénésie, et la vérité, c’est qu’elle avait envie d’un homme qui fût un peu nouveau pour elle. C’est pourquoi elle en vint à concevoir le plus triste dessein.

Le lendemain, le curé se promenait dans son jardin en lisant son bréviaire, lorsqu’il se trouva, au détour d’une allée, presque nez à nez avec Barbe qui ajustait haut sa jarretière en le regardant aux yeux avec une façon perverse. Il fut pris d’un vertige et sentit la salive lui manquer. Un parfum d’aisselles, qui se composait avec celui des fleurs, lui ôta le moyen de prier, et il se jugea perdu. Ce qui était abominable, mais bien séduisant aussi, c’est qu’autour de Barbe, l’air vibrait en friselis, comme il fait au-dessus d’un foyer ardent. D’une voix humide et gourmande, Barbe se mit à chuchoter des choses qu’il devait mettre cinq ans à désapprendre. Sur le point de succomber, il eut la chance que sa servante l’appelât par la fenêtre pour goûter d’un vin de messe qu’on venait de livrer. Alors, il traversa le jardin en courant, enfourcha sa bécane, et pédalant tout d’une haleine jusqu’au champ où travaillait Noël :

« Il faut lui trouver un homme tout de suite ! cria-t-il. Un époux !

— Et à qui donc, monsieur le curé ?

— Mais à Barbe, voyons ! »

Noël prit sa liste et vit qu’en face du nom de Barbe, le premier maintenant avant celui de Charlotte, il y avait déjà deux croix.

« Je me rappellerai, promit le bonhomme. Aussitôt qu’on aura rentré les foins…

— Non ! aujourd’hui même et tout de suite ! Je pars avec vous. »

Noël se défendit, mais le curé le pressa si fort qu’il alla détacher son âne. Il ne leur fallut pas plus d’une journée pour trouver un homme. C’était un gendarme en congé, qui mesurait un mètre quatre-vingt-quinze et qui mangeait comme plusieurs personnes. Barbe lui parut une belle fille, il ne se gêna pas pour le dire. De son côté, elle trouva qu’il était bien joli homme, avec ses grandes moustaches noires et sa taille cuirassière. Le soir même de son arrivée, elle était si bien résolue à l’épouser que douze de ses sœurs furent obligées de monter la garde auprès d’elle pour qu’elle n’offrît pas tout à l’abord ce que les fiancés attendent justement du mariage. Le gendarme mordait ses moustaches en roulant de gros yeux, et l’on voyait qu’il était ému.

Le lendemain matin, les sœurs Tournebise achevaient de boire leur café, et comme le gendarme entrait dans la cuisine, Noël déplia sa liste. Le premier nom en commençant par le haut était celui de Charlotte, et au moment de l’appeler, il eut une seconde d’hésitation et comme une gêne sur le bout de la langue. Il le prononça néanmoins, et après lui, ceux de Claudine, Clémentine, Dorothée, et jusqu’à celui de Véronique, le dernier. Et quand il eut fini d’appeler, l’on entendit une sorte de soupir dans la maison. Cela ressemblait au ronflement que produit un soufflet de forge, mais tel quel, c’était encore le soupir d’une ombre, et le gendarme, qui n’était guère habitué au commerce des ombres, ne l’entendit pas du tout.

« Il va falloir mettre une marmite d’eau sur le feu », dit Guillaumette.

Elle n’eut pas plutôt dit que la marmite se trouva sur le foyer ; et personne ne prit garde à la chose. Cependant, Noël demandait au gendarme comment il avait passé la nuit, et s’il était toujours aussi amoureux.

« Mais rappelez-moi donc le nom de celle que vous avez choisie ? »

Le gendarme était bien empêché de le lui dire, et pour cause. Il examina longuement toutes les sœurs, et après avoir hésité entre Lucienne et Marie-Louise, il finit par désigner Guillaumette. Alors, on entendit un grand rugissement dans la cuisine.

« Pardon ! s’écria une voix. Je prétends que je suis là !

— Qui donc parle si haut ? » demanda Noël en regardant autour de lui.

Il ne put obtenir de réponse et dit au gendarme :

« J’avais cru reconnaître… mais non, ce n’est rien, ça ne compte pas !

— Ça ne compte pas ? reprit la voix. Je vous le demande, gendarme, est-ce que tout ça ne compte pas ? »

Et sous les mains tâtonnantes du gendarme extasié, la famille Tournebise vit une ombre qui prenait corps. C’était une forme généreuse, amplement rebondie, et tout autour d’elle, l’air ardent vibrait en friselis.

« Comme c’est plein, murmurait le gendarme, et chaud à la main.

— Enfin, quoi, tout de même ! »

Noël était bien étonné, car il était sûr de reconnaître l’une de ses filles. Il fit encore une fois l’appel, mais sans pouvoir mettre un nom sur cette physionomie familière, et il commença à considérer sa liste avec un air soupçonneux. Enfin, comme il tirait sa montre de sa poche, il aperçut une languette de papier prise dans le boîtier.

« Barbe 90 ! » s’écria-t-il en versant des larmes de joie.

Les noces de Barbe Tournebise furent touchantes et belles. Elle avait voulu qu’y fussent conviés tous les hommes qui lui devaient un moment d’oubli et l’église ne fut pas assez grande pour en contenir seulement la moitié. Le soir même de son mariage, le gendarme recevait la nouvelle qu’il était nommé à un poste d’honneur, dans une colonie d’Afrique où la beauté de son épouse connut encore de justes hommages.

Noël fit recopier sa liste en trois exemplaires, sur un papier parcheminé, et n’égara plus aucun nom. Depuis le départ de Barbe, les filles Tournebise étaient si honnêtes et si pures, que le curé les proposait en exemple à ses autres paroissiennes. Et comme la vertu est la plus belle des parures, elles trouvèrent facilement à se marier.